Demain, ça fera un mois. C'est ce que je me suis dit en apercevant mon visage dans le miroir fixé au mur d'en face. Ça fera un mois qu'il est parti.

Je m'approchai lentement de la glace. J'étais peut-être sobre, mais ça ne durerait pas longtemps. Détaillant mon visage creusé, amaigri, mes cernes profondes, mes cheveux gras d'un brun sombre dans lesquels subsistaient encore quelques traces d'un bleu terne, je constatai que mon teint hâlé avait considérablement pâli, mes muscles fondu, ma taille devenue plus étroite. Sans compter l'odeur d'alcool, de sueur et de tabac mêlés. Un petit rire désabusé s'échappa de ma gorge sèche. Qui aurait cru qu'un jour, je serais dans un état pareil ? Et à cause de Shin Jeevas, qui plus est. Le type que je détestais cordialement. Putain.

Il était encore tôt dans la soirée, personne n'était encore rentré. Je soupirai et m'allongeai dans mon lit, toujours en caleçon. Le même depuis des jours, me semblait-il. Tendant le bras, j'attrapai une bouteille au hasard - whisky, cette fois-ci - et bus à longs traits. L'alcool fit rapidement son effet, toute ma résistance ayant été anéantie au cours de ces dernières semaines. Mon bras finit par retomber et mes doigts s'ouvrirent, laissant échapper la bouteille vide qui rebondit sur le sol et roula sur le plancher, rejoignant ses sœurs abandonnées. J'en saisis une seconde à l'aveugle et avalai le liquide brûlant à longues gorgées, oubliant enfin ce visage souriant et ce corps lacéré, baignant dans son sang.

Des cris affolés résonnèrent, accentuant un mal de crâne naissant. Ah, putain, ça fait mal... Pour ne rien arranger, mon ventre se tordit et une douleur nouvelle pointa son nez. Merde, je savais pas que la gueule de bois faisait aussi mal au bide... Enfouissant mon visage sous l'oreiller, j'attendis que les bruits et leurs douloureux échos s'estompent. ... C'est moi ou j'ai aussi mal au dos ? Là par contre, je crois pas que ce soit très normal... J'allais me redresser et tenter de m'étirer quand je sentis un liquide chaud et poisseux couler entre mes jambes. ... What. The. Fucking. Hell. Is. This. Shit. Incrédule, je tâtai mon entrejambe et retins un cri horrifié. Mais. What. Il se passe quoi, là ?!!! Mon, mon, mon machin, il a disparu ?!! Et à la place, il y a... ... ... Hors de question que je touche ça. Je comprends rien mais une chose est sûre, cette situation est loin d'être normale. Mais c'est QUOI ce truc entre mes pattes ?!!! Ça peut pas être... être... Je crois que j'ai atteint un nouveau stade en ce qui concerne la pâleur du visage. Blafard, je sais ce que ça veut dire, maintenant. Mon caleçon était humide. Je portai mes doigts à mon nez. AAAAAAAH. BORDEL. C'EST HORRIBLE. ÇA PUE LA MORT.

Mais j'avais besoin d'en être sûr. C'est pas normal. Si ça se trouve je suis encore bourré et je délire complètement. Je me redressai lentement sur mes coudes et constatai que mes pires craintes étaient fondées. Une paire de seins ornait mon torse. WEUAT.

Une seconde de réflexion me fut nécessaire pour prendre ma décision. Je me levai (BORDEL, ÇA BOUGE GRAVE CES CONNERIES), fouillai dans les affaires de Manon sans aucun scrupule - la fin justifie les moyens - et découvris finalement son stock de serviettes hygiéniques. Dieu merci, elle utilise pas de tampons, je crois que j'aurais vomi. Après en avoir appliquée une sur un caleçon propre et l'avoir enfilé, je me retrouvai avec un paquet de draps rougis, sans compter le sous-vêtement sale. Je me pinçai le nez, dégoûté. C'est décidé, j'arrête de boire. Mes nerfs ont complètement craqué. J'attrapai le seau que Ryu avait déposé au pied de mon lit au cas où je vomirais - coup de bol, il l'a lavé depuis, faudra que je le remercie - et y entassai tout ce linge avant de contempler mon lit sans drap et d'aller squatter le lit de Ryu. On avisera plus tard. Pour le moment, je veux décuver, et que ce cauchemar s'arrête. J'ai l'impression de devenir fou. Peut-être même que je le suis déjà. Ce serait pas étonnant. M'enroulant dans ses draps, je fermai les yeux et tentai de me rendormir. Sans succès. Puis je m'inquiétai de mon apparence générale. J'aurais pas gardé un corps masculin avec juste une paire de nichons en plus et un machin en moins ? M'extirpant brusquement des draps, je me jetai sur le miroir mural. ... AJDHZODVELSMFOE.

J'étais encore plus méconnaissable que la veille. Mes cheveux avaient conservé leur teinte brune, presque noire, mais avaient un peu poussé et m'effleuraient les épaules. Mes traits durs s'étaient féminisés et adoucis, mes yeux agrandis, mes cils allongés. ... PUTAIN, MAIS ILS SONT GROS CES TRUCS EN PLUS. Je sentais la panique monter en moi. Mon corps était celui d'une fille grande, athlétique, aux boobs beaucoup trop gros à mon goût et aux hanches larges. ... BORDEL. JE SUIS SEXY. JE VEUX PAS. Quitte à être une fille, j'aurais préféré être discrète, merde. Enfin, ça aurait pas changé grand-chose à ma décision du jour : rester dans mon lit. Hors de question que qui que ce soit me voie dans cet état. Je m'enroulai à nouveau dans les couvertures de Ryuku avec la ferme intention d'y rester.

Manquait plus que ça, quoi. La mort de Shin avait pas suffi, c'est ça ? Mes nerfs me lâchent. Je craque. Incontrôlables, les larmes s'échappèrent de mes yeux, roulant sur mes joues jusqu'à mes lèvres serrées. Les tremblements et sanglots suivirent. J'en peux plus. J'en peux plus. Voilà que je suis devenu fou. Enfouissant mon visage sous l'oreiller, je laissai les pleurs me gagner complètement et m'y abandonnai, désespéré.

Les gonds de la porte grincèrent et je maudis la personne qui entrait. AAAAAH. ME REGARDE PAS, VIENS PAS VERS MOI. ... Ryu va pas être dans la merde si quelqu'un voit une fille dans son lit... ? Mes soubresauts s'accentuèrent, mêlant les pleurs et le rire. Mais ce dernier s'arrêta quasi instantanément. Pitié, faites que ce ne soit pas quelqu'un que je connaisse... Une voix connue appela mon nom. Une voix que je reconnaîtrais entre mille. Kaoru. Non, pas elle... Putaaaaain, mais t'approche paaaaaaaas, meeeeeerde ! J'étais incapable de contenir mes larmes, mon corps secoué de tremblements. BORDEL, VIENS PAS, J'TE DIS.

« D-Dégage ! », m'écriai-je, des larmes dans la voix en me cachant sous les draps.

OH PUTAIN. BORDEL DE CHIASSE. MA VOIX. C'EST QUOI CE TRUC. MÊME MA VOIX C'EST UNE VOIX DE FILLE. AAAAAAAAAAAAAAAAAH, JE FAIS QUOOOOOOOI ?!!! ... La réponse s'imposa d'elle-même. Rien. Je fais rien. Je m'appelle plus Hakai. Vite, trouver un prénom. Viiiiiiiiiiiiiiiiiiiite. Merde, mal de crâne à la con, j'arrive pas à réfléchir.

« Va-t-en... », murmurai-je en continuant à pleurer. « Laisse-moi, Kaoru... »

Et voilà, je l'avais laissé échapper. Elle va savoir que c'est moi. Même si j'ai les cheveux bruns, même si je suis devenu une fille, elle va me reconnaître. Merde. Kaoru... J'aurais pas dû accepter de sortir avec elle. Je ne fais que la blesser, tout le temps. Je suis désolé, Kaoru. J'arrive pas à l'oublier. Même si tu es là. Même si je sais que je ressens plus que de l'amitié, pour toi. Je ne peux pas t'offrir ce que tu cherches... Parce que je suis prisonnier du passé. C'est comme dans ce manga que Yukari m'avait montré. Il y avait un personnage dont le caractère se rapprochait beaucoup de celui de Shin... Il disait  à un mec dont la copine avait été blessée à cause de lui que le passé allait l'emprisonner et qu'il deviendrait un dieu pour lui. C'est ça. C'est exactement ça. Bordel, je sais pas si je m'en remettrais un jour. Et ces sanglots qui n'en finissaient pas...